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Cours du 14 novembre 2022

14 novembre 2022. Second cours centré sur « genre et inégalités environnementales ». En arrivant tôt et sans les clés pour ouvrir la salle, je regarde les ouvrages disponibles à la bibliothèque. Cela me permet de feuilleter Ecologie et Féminisme de Françoise d’Eaubonne publié en 1978. L’invisibilisation des femmes est telle que j’ai découvert cette autrice majeure il y a moins d’un an. Sa lecture de la dimension écologiste de Marx m’arrache un sourire. On a effacé cette prescience pendant 40 ans et désormais quelques hommes ont sorti des livres qui reprennent cette perspective. Surtout, je goûte son style acéré, polémique, qui préconise la destruction de la cellule familiale et l’action directe. Le livre se clôt par cette envolée : Il vaut mieux avoir rendez-vous avec les femmes qu’avec l’Apocalypse.

Dans la salle, j’ai disposé les tables en U face au tableau mais, avec l’accord des étudiant-es, on les pousse sur les côtés pour se mettre en mouvement. On est lundi matin. Il n’est pas question de s’endormir sur les tables. Dans ce jeu-ci, Zombie, le groupe doit se coordonner pour ne pas laisser de chaise vide à la personne debout. Il y a une chaise en trop, l’inverse du jeu des chaises musicales en quelque sorte qui est un jeu d’exclusion qui m’a toujours repoussé. Il y a des rires et ça nous fait du bien. Un des étudiants propose qu’on puisse recommencer chaque lundi voire proposer des ice-breakers. J’accepte avec la condition qu’ils aient à voir avec le cours. Il ne s’agit pas tant de jouer que de connaître par corps.

9h15. J’annonce l’accord du responsable du Master sur le système de notation et donne l’adresse de ce blog. Je finis de présenter quelques points du derniers cours. Le temps m’avait manqué pour préciser certaines conséquences du régime capitaliste sur les inégalités environnementales.

Puis, je démarre le cours du jour avec une statistique. J’ai compté le nombre de femmes et d’hommes dans l’index d’Abondance et liberté, le livre de référence de Pierre Charbonnier. 222 personnes citées dont 16 femmes (7%). Le sous-titre aurait-pu être Une histoire environnementale des idées politiques masculines. On me demande si c’est dû aux inégalités générées par l’histoire ou à un choix de l’auteur. Je ne sais pas. Pourtant, je n’ai pas lu de critique sur ce point ou de mise à distance du corpus étudié. Et personnellement, cela ne m’avait pas sauté aux yeux en lisant le livre.

L’articulation des inégalités de genre et des inégalités environnementales ont besoin d’être pensées et travaillées car elles sont encore trop invisibilisées. Et de rappeler quelques attentions pédagogiques : une bibliographie initiale visant la parité (11 hommes / 10 femmes / 1 collectif avec le regret de ne pas avoir fait mieux) ou l’attention aux inégalités de situation et de prise de parole dans le groupe. Cela m’a permit de prendre l’exemple que trois étudiants et une étudiante avaient déjà pris la parole et qu’il serait intéressant que d’autres étudiantes s’expriment. J’ai également remercié Raphaelle Remy-Leleu avec qui j’ai pu discuter certains points de méthode et de contenu du cours. Autant de point d’attentions, de détails qui n’en sont pas, pour que la forme du cours soit alignée avec le fond. Un billet du blog de Caroline Muller Enseigner en féministe a aussi été un guide.

Puis j’ai laissé la parole aux deux étudiantes ayant préparé un exposé en m’asseyant à la place de l’une d’elle : leur laisser l’espace et ne pas rester symboliquement là où on transmet. Elles proposent un temps d’écriture personnel à partir d’un outil d’éducation populaire : Petite histoire / Grande histoire. Le principe consiste à tracer deux colonnes en notant des événements de la vie personnelle au regard de l’Histoire qui se déroule sans nous. Elles proposent de noter la manière dont on a pu vivre ou ressentir des inégalités de genre et des inégalités environnementales. Je fais l’exercice. Je note : Un homme ça ne pleure pas avec de l’autre côté de la colonne Goldorak et Belmondo, figures viriles et souvent violentes qui ont inondées l’imaginaire de mon enfance. Les sentiments ne sont pas pour les garçons. Des années plus tard, je découvrais qu’Ulysse versait des larmes tout au long de l’Odyssée d’Homère. Entre autres choses, je me suis questionné sur le sentiment d’autonomie quand j’ai acheté ma première voiture, une Fiat Panda 4×4 d’occasion qui me permettait de ne plus avoir à faire du stop. Dans quelle mesure, cette culture de la bagnole était-elle liée à mon identité masculine ? Exercice difficile qui me révèle la difficulté à distinguer les contours de ma condition et à relever des inégalités croisées entre genre et environnement.

L’exercice terminé, l’une des deux étudiantes a lu un texte qui reprenait son histoire à elle, sa prise de conscience progressive d’être subordonnée à son corps puis sa révolte, ses lectures, ses convictions politiques. Texte émouvant, libre, profond, lu d’une traite. J’étais heureux de cette liberté de ton et de contenu. Ce témoignage a été complété ensuite par des faits, des chiffres sur les liens entre inégalités de genre et inégalités environnementales. Les femmes sont moins responsables des émissions carbone et des pollutions et en subissent plus les conséquences négatives quels que soient les pays. Bien qu’il faudrait croiser cette dimension avec d’autres notamment les positions de classes et le racisme. De nombreuses écoféministes ont été citées et un schéma progressivement affiché au tableau.

Après une pauses lors de laquelle une étudiante m’offre un café (merci !), j’ouvre un temps de réactions et de débat. Quelques étudiant-es amènent des exemples issus du travail personnel sur les inégalités vécues. Trouver des expérience d’inégalités environnementales est apparu à toutes et tous plus difficile. Etudiants à l’IEP de Grenoble, dans un pays riche, encore préservé des impacts majeurs du nouveau régime climatique, cette difficulté sera-t-elle encore la même dans dix ans ?

J’ai alors complété ce cours déjà riche par un certains nombre d’apports [que je détaillerai dans des billets spécifiques] :

– les risques d’essentialisation et d’assignation identitaire dans la manière de décrire les inégalités de genre – en attribuant la responsabilité des changements aux femmes et en ne décrivant pas les formes de masculinité hégémonique.

– l’articulation entre rapports de genre et rapports ontologiques à la « nature ». Soit on considère qu’il existe un même système de domination. Soit il en existe plusieurs qui se renforcent les uns et les autres. Hypothèse qui est la mienne et qui ouvre plus de perspectives pour agir même si elle génère des contradictions : on peut être anticapitaliste et masculiniste par exemple.

– l’utilisation de l’histoire par certaines écoféministes : peut-on fabuler à partir d’épisodes historiques au nom de la justice revendiquée (ex : la chasse aux sorcières) ? Ou pour créer des formes d’unité (ex : la déesse mère) ? La justice et la vérité vont-elles toujours de pair ?

– les philosophies du care qui pensent inégalités de genre et inégalités environnementales sans s’inscrire directement dans l’écoféminisme

Autant de questions esquissées dont les lignes de fuite mériteraient d’être creusées [18 heures c’est trop court]. La séance s’est terminée par quelques feed-backs positifs sur l’intérêt porté à ce cours qui fait du bien. Faire face à l’impuissance. Trouver des manières de penser, d’éprouver, de partager, de se contredire et au final d’agir. Balayer les cendres et souffler sur les braises.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuel Bodinier (15 novembre 2022). Cours du 14 novembre 2022. Justice des mondes vivants. Consulté le 6 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vp0f


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