Sur le care
Les philosophies du care sont à la fois féministes et écologistes. L’objet de la justice sociale se déplace des droits impersonnels vers l’activité de soin et d’attention au monde. Cela n’est pas sans conséquences sur les rapports de genre et les inégalités environnementales.
J’ai écouté pour la première fois Joan Tronto en décembre 2016 dans un colloque à Lille. Joan Tronto est avec Carol Gilligan l’une des théoriciennes du care. J’avais été marqué par de petits détails de son intervention : le remerciement à la doctorante qui avait organisé le colloque dans l’ombre, sa question qui fait la vaisselle à la fin ?, la précision que le care peut s’insérer dans différentes communautés politiques et qu’on peut très bien prendre soin des esclaves et qu’il faut défendre le care en démocratie (caring democracy). Elle ne présentait pas une défense des “travailleuses et travailleurs du lien” mais proposait une autre perspective sur le monde qui nous entoure.
Difficile à traduire, la notion de care recouvre à la fois le soin, la sollicitude et l’attention. Voici la définition de Joan Tronto et Berenice Fisher :
« une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »
Est-ce qu’on peut imaginer « un monde où la sollicitude des personnes les unes pour les autres serait un principe valorisé de l’existence humaine » ? [Tronto 2009, p.20]. La pandémie de Covid-19 a été ce rappel brutal que nos activités ne sont pas équivalentes les unes aux autres, que le marketing ou le trading à haute fréquence étaient moins importants que le ramassage des poubelles ou le portage de repas à domicile pour les personnes âgées. Si on prenait au sérieux le care, la définition d’une vie bonne serait modifiée et la considération publique pour celles et ceux qui réparent, enseignent et prennent soin qu’ils soient humains, non humains ou même des milieux de vie. Notre monde est habitable grâce au plancton et aux forêts.
Cette perspective remet en cause une morale neutre, impartiale, abstraite et désintéressée qui s’éloigne des sentiments, des corps, des situations concrètes éprouvées en situation. Nos dépendances sont honteuses ou implicites alors que nous avons toujours dépendu des autres pour naître – et bien souvent pour terminer notre vie. Nous sommes des êtres interdépendants et de part en part relationnels. Cette conception n’est pas incompatible avec la réflexion morale impartiale ou d’une idée de droits universels et inaliénables mais elle la complète utilement. Elle nous rappelle l’importance de ne pas fonder des politiques publiques uniquement sur une vision désincarnée et rationnelle en mettant de côté une raison ardente et sensible, des affects singuliers et les contextes historiques, politiques et écologiques dans lesquels nous vivons.
Elle remet aussi en cause la coupure entre vie publique et vie privée à laquelle sont assignées les femmes en raison de leur moralité. Celles-ci seraient supposer incarner la sympathie, la bienveillance et imperméables à la corruption et à l’intérêt personnel. Une idée née au XVIIIe siècle selon Joan Tronto et attribuée aux penseurs des Lumières écossaises (Hutcheson, Hume, Smith). Cette assignation morale à l’espace domestique a peut être des racines plus profondes. Pénélope ne sort jamais du palais de toute l’Odyssée.
La perspective d’un monde où le care serait central n’est pas pour autant exempt de dilemmes et de contradictions. Afin d’éviter l’idéalisation de la notion, citons quelques écueils :
1/ Le localisme. La société de consommation entretient l’illusion de ne pas dépendre des autres, d’être « autonomes » en réduisant la relation avec la diversité des personnes impliquées dans la production d’un bien ou d’un service. En achetant une pomme, on ne perçoit pas la chaîne qui mène du pommier planté il y a des années, entretenu par d’autres dans un verger avec ou sans pesticides produits par l’industrie chimique, pollinisé par une abeille, récolté par un travailleur (potentiellement immigré), conditionné et transporté jusqu’à un supermarché ou un maraîcher, mis en rayon et vendu par d’autres.. Dans une société du care, l’attention peut être tout autant limité car plus grande pour celles et ceux qui sont proches que pour celles et ceux qui sont éloignées. Il faut réussir à échapper au modèle de la relation mère-enfant comme exemplaire de l’éthique du care. La Sécurité Sociale ou la défense des communs prend soin d’une communauté tout autant que des relations bonnes.
2/ Un autre risque est celui du paternalisme. La relation de soin n’est pas exempte d’asymétrie et d’inégalités structurelles ou de préjugés culturels. La violence et la domination ne sont pas contradictoires avec la relation d’aide. On cherche à aider la personne sans savoir ce qu’elle veut, désire, souhaite. J’ai le souvenir d’une amie qui me racontait ses déboires avec une auxiliaire de vie qui lui avait été imposée et qui savait mieux qu’elle comment la laver, la soigner, la nourrir. Cela peut être renforcé par des impératifs de temps qui empêchent le dialogue, par un manque de formation ou des préjugés. Dans tous les cas, le care n’est pas forcément synonyme de bienveillance et de douceur.
3/ L’assignation inégalitaire est un troisième risque. Le care peut être un fardeau à porter. Prendre soin d’un proche en train de mourir. Nettoyer les toilettes. Dépolluer un site. Qui fait le sale boulot ? Comment sont reconnus ces personnes et qui sont ces personnes ? La réalisation des activités de care ne suffit pas. Encore faut-il se répartir équitablement ce travail. Or, le plus souvent, ces tâches là ont été dévolues aux femmes et plus particulièrement aux femmes racisées et pauvres. Comment le care peut-il devenir équitable dans l’espace domestique comme dans l’espace politique ? Comment supporter qu’il existe des avantages fiscaux pour faire le ménage chez soi quand ces personnes n’arrivent pas à se nourrir et se loger décemment ?
Nous devons abandonner une vision romantique du care pour adopter une vision politique et égalitaire. Il faut convertir notre regard sur les activités humaines pour distinguer celles qui maintiennent, perpétuent et réparent de celles qui abîment, polluent et détruisent contrairement à leur prétendue neutralité défendue par les économistes de marché. Mais aussi subvertir les rapports genrés, racistes, spécistes qui assignent, dévalorisent et déconsidèrent. [Et aux lectrices et lecteurs : Take care !]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuel Bodinier (15 novembre 2022). Sur le care. Justice des mondes vivants. Consulté le 5 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vp0g