Cours du 21 novembre 2022 (2)
Le cours sur « racisme et inégalités environnementales a fini par reprendre. J’ai présenté quelques idées que je livre ici :
1. D’abord ma « surprise » d’avoir si peu de ressources sur cet axe en langue française. Les études sont lacunaires et la bibliographie est en majorité anglophone. En 2018, Razmig Keucheyan a écrit un chapitre passionnant de La nature est un champ de bataille qui porte sur le racisme environnemental mais dont le terrain est aux Etats-Unis. Heureusement que sont parues très récemment le le livre de Malcolm Ferdinand sur l’écologie décoloniale (2019) et celui de William Acker sur les aires d’accueil des gens du voyage (2021).
2. La question du racisme environnemental dépend de la focale adoptée. Au niveau mondial se pose la question de la justice climatique et de son lien avec le colonialisme comme l’a reconnu le rapport du GIEC. [Je traiterai dans un autre billet des liens entre justice environnementale, plantation et colonisation] Au niveau national ou local, il faut adopter un autre angle de vue : quels sont les liens entre le racisme et la localisation d’activités polluantes ? Dans quelle mesure le racisme est-il spatialisé ?
3. En France, pourquoi a-t-on utilisé le chlordécone dans les bananeraies antillaises de 1972 à 1993 alors qu’on connaissait sa toxicité pour les sols et pour les humains et qu’il était interdit dans la France hexagonale ? Comment est-il possible que l’Etat français ait organisé des campagnes d’avortement et de stérilisation des femmes à la Réunion dans les années 1960-1970 (alors que l’avortement était encore interdit dans l’Hexagone) tout en déportant plus de 2000 enfants jusqu’en 1984 dans le département de la Creuse ? Comment a-t-il pu y avoir un village de Bamboula en 1994 dans la région nantaise avec des travailleurs ivoiriens dont on a confisqué les passeports et qui sont soigné par des vétérinaires ? Les corps noirs sont racialisés et naturalisés. Comme les animaux. Sans droits, sans pouvoirs et sans regards. Faut-il effacer l’égalité du fronton des mairies et de l’article 2 de la constitution de la Ve République. Rappelons que la constitution a été écrite alors qu’il restait encore des colonies françaises et que dix articles régissant les liens coloniaux ont été abrogés en 1960.
4. En France hexagonale, il est difficile de réaliser des études précises faute de statistiques mais il existe des discriminations environnementales au moins concernant les « gens du voyage ». William Acker décrit les situations scandaleuses des aires quasiment toujours situées près de sites pollués, d’autoroutes ou de voies ferroviaires. On imagine une vie nomade le long des rivières ou des forêts qui leur sont en réalité interdits puisque 94 % des communes ont moins de 5000 habitants donc sont obligations de construire des aires d’accueil. L’accès à la vie sauvage n’est plus qu’un souvenir du passé. Parfois même, c’est au nom de la défense de l’environnement qu’on exclue et qu’on interdit comme à Herblay où des familles ont été expulsées au nom de la création d’une « zone naturelle ». Sans relogement des personnes concernées, la France a été condamnée par la Cour Européenne des Droits Humains en 2013. Une étudiante du cours a aussi donné un exemple rencontré pendant son stage : dans au moins deux cas, des personnes déposaient des recours en mettant en avant des raisons environnementales afin de s’opposer à l’installation d’une aire de gens du voyage à côté de chez eux.
A Saint Menot, l’aire se trouve entre l’autoroute, un transformateur électrique, une déchetterie pour les gravats du BTP, un site Seveso, une ligne TGV et un terrain de motocross. En permanence, des enfants, des femmes et des hommes vivent au milieu d’un nuage de déchets et la gorge en feu. Ils payent leur emplacement alors que les douches ne marchent pas et que l’eau n’est accessible qu’un jour sur deux. A Gex dans l’Ain, l’aire est située entre deux carrières avec des concasseurs de pierre qui fonctionnent du matin au soir (dont l’une des deux est illégale). Sans que les pouvoirs publics n’y trouvent motifs à agir.
Le 26 septembre 2019, lors de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, les habitant-es les plus proches habitaient une aire d’accueil. Ils n’ont bénéficié d’aucune évacuation ni d’aucune protection – et depuis d’aucun relogement. Les personnes exposés aux émanations toxiques se sont réfugiées dans leur caravane sans aide des pouvoirs publics. Le responsable de l’aire d’accueil est venu percevoir le loyer comme si de rien n’était quatre jours après l’incendie. La municipalité a même tenté de les expulser quelques mois plus tard.
Aux Etats-Unis, on dit « si tu ne trouves pas les décharges de déchets toxiques, cherche les quartiers noirs ». En France, on dit « Si tu ne trouves pas l’aire d’accueil des gens du voyage, cherche la déchetterie ». Quelle différence entre ces deux phrases trouvées dans deux études éloignées dans le temps et l’espace ? Une même logique de racialisation et d’exclusion indifférente au vécu des personnes et de leur milieu.
5. La notion de communauté biotique inventée par Aldo Leopold en 1949 désigne l’ensemble des êtres vivants et non-vivants qui vivent en interdépendance dans une région. Mais pour être une communauté, il faut avoir la conscience de ses frontières et de son appartenance. Et nous devrions éviter le manichéisme militant. On peut lutter contre une forme de domination et en perpétuer une autre. John Muir a pu être l’un des plus fervents défenseur de la nature sauvage et un précurseur de la défense de l’environnement, il le faisait contre les amérindiennes qu’il considérait plus sales que les animaux. Dans Silent Spring, Rachel Carson ne liait pas son combat contre le DDT à la cause des femmes, ni à celle des travailleurs agricoles [comme le relève Malcolm Ferdinand p.208]. Si Thoreau faisait laver son linge par sa mère alors qu’il vivait dans les bois aux abords de l’étang de Walden. Ils étaient engagés ensemble contre l’esclavage et cachait des marrons (esclaves en fuite). Toussaint Louverture a pu se battre pour l’indépendance politique d’Haïti tout en maintenant des plantations esclavagistes sous sa coupe.
On peut trouver dans l’histoire, nombre de figures inspirantes comme Sojourner Truth ou Elizabeth Heyrick liant droits des femmes et des esclaves, Louise Michel défendant les droits des femmes, des kanaks et des animaux, Thomas Sankara défendant l’indépendance politique de son peuple, libération des femmes et défense des forêts ou bien Mais plutôt que de chercher des mythes vivants ou passés, il est tout aussi intéressant de comprendre les raisons de la reproduction des rapports sociaux et environnementaux inscrits dans le langage et dans les structures politiques.
Pour vivre dans un monde libre et large, on a besoin de lier antiracisme, féminisme et défense de l’environnement. Les libertés de toutes et tous sont amputées par la domination et l’exploitation. En reprenant les mots de Michel Foucault, des « pratiques de liberté » sont bloquées par des « états de domination ». Pensons à la capacité à vivre en bonne santé quand on perpétue une vie itinérante ou quand on habite à proximité d’une bananeraie. Aujourd’hui, on sait cette liberté indissociable de la santé animale et végétale mais aussi de la pollution des sols, de l’air et de l’eau. Les nappes phréatiques ont été polluées à Lubrizol sans que l’entreprise s’en tienne pour responsable.
Le social ne s’oppose pas à l’environnemental. Ce qui s’oppose ce sont des régimes écologiques comme il y a des régimes politiques. L’un repose sur des états de domination entre un petit groupe (oligarchies fossiles et polluantes, groupes d’intérêts influents…) et son environnement qui est exploité et essoré avec des filtres classistes, racistes ou genrés. Ce régime écologique dominant relègue aux marges abîmées celles et ceux qui ont les plus faibles ressources ou qui n’arrivent pas à faire valoir leur valeur propre. D’autres régimes écologiques fondés sur la subsistance, les droits et la coopération réciproque avec le milieu et les êtres vivants existent aussi et peuvent se développer. L’Etat joue alors un rôle essentiel pour fixer les règles qui avantagent tels ou tels régimes, les privilèges des uns ou les libertés des autres.
La justice sociale est trop limitée dans sa définition comme dans ses modalités. La justice doit être écologique car elle doit porter sur le régime écologique. Elle doit amener à la constitution d’alliances plus larges que celles qui existent actuellement, en incluant des causes qui sont parfois considérées comme annexes, périphériques ou autre (comme le féminisme, l’antiracisme ou le validisme) sans les superposer pour autant. Vaste programme en perspective.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuel Bodinier (22 novembre 2022). Cours du 21 novembre 2022 (2). Justice des mondes vivants. Consulté le 6 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vp0j