Pour un cours de lundi matin, c’était génial !
Malgré une fête terminée aux aurores, seize des dix-sept étudiant-es sont venus faire le bilan du séminaire. J’étais demandeur de ce temps. L’enthousiasme était au menu. Les yeux brillaient même si l’on voyait parfois percer la nostalgie de la fin des études. Disposés en cercle autour de jus de fruits, j’ai proposé deux questions de bilan pour engager la discussion (Qu’est-ce qui dans le cours a fait bifurquer votre pensée ? Est-ce que vous auriez des idées d’améliorations ?) J’aurai du proposer “infléchir” plutôt que “bifurquer” car le terme était manifestement trop fort. L’intention de ce billet ne vise pas à retranscrire la satisfaction partagée mais plutôt de relever quelques points issus de la discussion.
1. La forme des apprentissages a le plus surpris et stimulé. Je ne mesurais pas le grand écart avec les cours proposés habituellement. Des années d’animation sociale ont ancré des réflexes qui me sont devenus invisibles.
– La forme en cercle (“ça peut faire babos mais sur le fond, ça suit)”.
– La subordination des ordinateurs (“on ne peut pas se cacher”).
– Les principes relationnels (“on se sent responsables du cours”).
– La connaissance par corps (“les jeux m’ont réveillé mais surtout il y avait de l’analyse sur ce qu’ils voulaient dire derrière”)
– La possibilité de parler de soi.
– La préservation d’un vide à remplir ensemble.
Les étudiant-es ont aimé être considéré. “Peut être qu’en première année, ça ne serait pas bon mais en Master 2, on se sent responsable du cours aussi”. Le passage de la pédagogie à l’andragogie est un défi – même si ses principes devraient sans doute interroger la pédagogie elle-même. Les étudiant-es ne sont pas « un vase que l’on remplit » comme l’écrivait Maria Montessori. Leurs expériences peuvent être mobilisées dans les dispositifs proposés (organisation, évaluation). “Ça met tout le monde sur le même piédestal “ou bien “Ça crée un groupe de classe ne serait-ce que par le regard, par les jeux ou par les anecdotes”.
Quelques réglages ont été proposés pour améliorer cette forme notamment sur la longueur des exposés qui débordaient souvent et limitaient le temps consacré à mon propre apport. Je devrais progresser dans la formulation de la consigne ou dans le temps à consacrer à ces interventions.
2. Cette méthode demande à l’enseignant de jongler avec des rôles différents ce qui n’a pas toujours été satisfaisants. Dans mes expériences antérieures, on se répartissait les rôles d’animation et d’apport ce qui n’est pas possible ici. Comment porter alternativement la veste de l’horizontalité du pouvoir et le veston de la verticalité des savoirs ? La démagogie devant être remisée au vestiaire (“on évitait les débats de comptoirs”). Il y avait besoin de s’appuyer sur des études, sur des enquêtes, sur des expériences. Mais cette assertivité doit se tisser d’écoute et de disponibilité. Une de mes expressions répétée à chaque cours a marqué les esprits (« c’est là où j’en suis ») comme si les savoirs n’étaient pas toujours inachevés. Ce geste laissait ouverte la possibilité de penser sans imposer de pensée définitive.
Sur ce point, si j’étais à l’aise dans le rôle d’animation – pour faire confiance, créer un cadre sécurisant, respecter mes engagements dans et hors du cours – je l’étais moins dans les apports académiques. Je pourrais progresser très concrètement en modifiant la disposition des chaises ou en remettant des tables, en me levant et en utilisant mieux le tableau et en structurant mieux les apports par un effort de rédaction en amont.
3. Sur le contenu du cours, les étudiant-es ont été passionnés sans pour autant découvrir de nouvelles idées. “Ça faisait des liens et articulait beaucoup d’autres choses qu’on avait déjà vu”. Ou bien “je ne sais pas si ça m’a fait bifurqué mais ça bouillonnait”. Ou encore “le cours permettait de ne pas rester sur des aspects purement techniques des questions environnementales”.
Certains ont trouvé difficile l’utilisation de termes “trop militants” ou sans définition claire. Un débat s’est engagé sur l’utilisation du terme racisé non défini lors du cours. Un autre enseignant a exprimé sa détestation d’un terme amalgamant alors que lui subissait des préjugés racistes. Certain-es étudiant-es affirmaient que la neutralité n’existait pas et que les cours d’économie libérale étaient militants tout en prétendant ne pas l’être. S’est engagé un échange passionnant sur la manière de « vivre le trouble », comment accueillir ou pas le malaise d’un échange sur les inégalités de genre quand on est un homme, sur les inégalités racistes quand on n’en n’a jamais été victime ? Est-ce qu’un changement de posture fondamental peut se faire sans ressentir ce malaise, sans sentir le malaise et la nécessité de “marcher sur des œufs” ?
Comment proposer une réflexion sur la justice sociale et environnementale sans imposer mes mots ? Comment présenter des options et de la matière à réflexion académique, expérientielle, philosophique ? Il y a des attentions à avoir dans la distinction et le séquençage des registres du discours (“voilà ce que dit tel chercheur et tel autre dans tel cadre épistémologique ; voilà ce que j’en pense aujourd’hui ; voilà ce que j’ai pu tirer de mon expérience professionnelle”)
D’autres ont exprimé l’intérêt porté à déconstruire de grands concepts : “j’ai bien aimé la vision du capitalisme qui n’est pas forcément un grand méchant, une grande machine dont on ne peut pas sortir mais une accumulation de plein de petits trucs sur lesquels on a une capacité d’agir”. Cette attention doit certainement être précisée dans les cours où les temps d’apports ont été trop rapides (notamment sur les mondes vivants, le racisme ou la démocratie).
4. Sur la fin de la discussion, une étudiante m’a demandé quelle était mon intention pour ce qu’elles et ils allaient faire du cours. “Qu’est-ce que vous attendez qu’on en fasse ? Certains voudraient qu’on devienne des militant-es politiques ou qu’on crée des coopératives fermières mais vous ?” J’avoue avoir été pris au dépourvu. Je n’ai jamais trop su dire aux autres ce qu’elles et ils devaient devenir, voter, faire, agir. L’exigence me concerne. Pour ce groupe composé de personnes si diverses les unes des autres, comment formuler une intention commune ?
Ma parole m’a surpris et elle a répondu : “créer un espace entre ce que vous êtes, pensez, vivez, éprouvez et ce qui peut être, ce qui peut se penser, ce qui peut s’éprouver dans un monde plus juste. Que vous puissiez vous doter d’un espace à soi où se décaler avant d’agir, où respirer. Un espace qui préserve des automatismes idéologiques, de la pureté militante, des réactions violentes, des engagements sacrificiels. Un espace où, peut-être, l’assujettissement peut devenir subjectivité. En deux mots, une marge humaine.”
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuel Bodinier (19 décembre 2022). Pour un cours de lundi matin, c’était génial ! Justice des mondes vivants. Consulté le 6 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vp0r