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Écologie et travail social

Intervention devant les salariés et les bénévoles du “Groupement des possibles” regroupant des associations du travail social et de l’action culturelle le 9 janvier 2023.

1. Regarder la vérité en face

Souvent, on me conseille de ne pas faire peur. D’accord mais pas au prix de la vérité, pas au prix du déni de ce qui se passe. La peur n’est qu’un moment quand on se trouve face à l’impuissance. Mais on peut agir. Avant cela, il faut regarder et écouter. On a toutes et tous pu constater ce qui se passe depuis quelques mois : les vagues de chaleur successives jusqu’à Noël, les incendies non seulement en Aquitaine mais à Voreppe, les arbres qui fleurissent en hiver, le recul des glaciers inédit depuis 2000 ans, les stations de ski fermées faute de neige, 40°C en Bretagne l’été dernier, la température de la mer Méditerranée supérieure de 4°C en surface ce qui affecte la vie marine, les inondations géantes au Pakistan avec un tiers du pays sous les eaux et la destruction de 22 000 écoles, la baisse des rendements agricoles dans un grand nombre de régions… Et bien, ces phénomènes arrivent alors que le réchauffement actuel est de +1,1°C pour la température moyenne à la surface de la terre ce qui est inédit depuis 2000 ans. Mais en France, on est à +1,7°C et +3° dans les Alpes.

Sachant que les émissions de carbone et de méthane sont reparties à la hausse en 2021-2022 après une diminution en 2020 liée à la pandémie et que la France est dans le top 10 des pays qui ont le plus émis de CO2 dans leur histoire et on ne porte pas tous la même responsabilité.

Dores et déjà le changement climatique est irréversible. Mais on s’approche du moment des points de bascules où on ne contrôlera plus rien. Autour de +2°C, les changements vont s’accélérer avec la fonte du permafrost et des glaces par exemple pour le Groenland. L’augmentation de la chaleur dans l’air diminuent l’impact des puits de carbone (océan n’absorbe plus la chaleur, arbres croissent moins vites) ce qui augmente la présence de CO2 dans l’air ce qui augmente la chaleur… L’Indonésie, les Philippines, le Sri Lanka, le sud de l’Inde, mais aussi le nord du Brésil, le Venezuela, le Nigeria et la plupart de l’Afrique de l’Ouest affronteraient des vagues de chaleur mortelles plus de 300 jours par an d’ici 2100 dans le scénario à +3,7°. Et avec le changement climatique, on fait face aussi à une destruction de la biodiversité à une vitesse inédite dans l’histoire de la planète (par rapport aux autres vagues d’extinction). Pour vous donner un exemple concret, en Chine, des ouvrières pollinise les fleurs à la main car il n’y a plus d’abeilles. Il ne s’agit pas seulement de la disparition de grands mammifères comme les ours blancs ou les éléphants : les insectes disparaissent et avec eux la chaîne alimentaire ou la qualité des sols. C’est cette situation qu’il faut regarder en face pour l’affronter. Quelles en sont les causes ?

2. Qui est responsable ?

Plus on pollue, moins on en subit les conséquences. Moins on pollue, plus on en subit les conséquences. Cela vaut quand on est pauvre, quand on est une femme, quand on vit dans un pays qui a été colonisé, quand on est un animal non humain. Je ne parle pas de système qu’il faudrait abattre lors d’un grand soir glorieux. Comme Aimé Césaire, je préfère les petits matins. On a besoin de comprendre ces différentes dimensions que j’ai pu aborder dans le cours que j’ai donné à Sciences Po Grenoble et dont on peut retrouver des fragments sur ce blog.

Au moins quatre dimensions s’ajoutent les unes aux autres sans se superposer entièrement. La marchandisation du monde et les inégalités économiques – générées par ce que certains appellent le capitalisme – est l’une de ces dimensions. Seulement ce qui a un prix se met à avoir de la valeur. Les politiques publiques sont calées sur l’augmentation du PIB et non sur les émissions de carbone ou le bien être du peuple. Dans le monde, 10% des personnes émettent 40% des gaz à effet de serre mondiales, tandis que les 50% les plus pauvres ne sont responsables que de moins de 15% des émissions, et sont souvent particulièrement vulnérables aux impacts climatiques.

En France, l’empreinte carbone d’une personne est d’environ 9 tonnes par an (avec environ 40% liée aux importations). Mais la moitié des ménages émettent déjà 5 tonnes (objectif 2030). C’est donc sur l’autre moitié de la population que doivent porter les efforts et notamment le décile le plus riche qui émet 46 tonnes par an. Ces efforts sont largement atteignables alors que les membres de ce dixième le plus riche est celui qui a les plus hauts revenus et les plus hauts patrimoines financiers et immobiliers.

Mais notre rapport au nouveau régime climatique n’est pas qu’économique. Une certaine forme de masculinisme attache son identité à ce qui pollue, détruit, émet du carbone. En liant son identité, sa reconnaissance et sa valeur à la possession d’une grosse voiture, d’une consommation de viande excessive ou d’un rapport à la nature fondé sur la performance et la prédation (la chasse), ces hommes polluent plus. On a mis à jour un lien entre l’augmentation des violences faites aux femmes et le réchauffement climatique. Nous devons donc aussi nous attacher à encourager des formes de masculinité fondé sur d’autres valeurs et d’autres rapports aux vivants. C’est la seconde dimension.

Un troisième enjeu impose de se départir d’une vision coloniale et raciste qui considère certains peuples comme plus avancés ou plus développés quand ils ont développé une société coupée des autres mondes vivants animaux et végétaux et primitifs quand ils ne l’ont pas fait. Cette vision justifierait que des vies comptent moins que d’autres. Comment expliquer qu’on ai autorisé le chlordécone dans les Antilles alors que ce produit était interdit dans la France hexagonale car on savait qu’il provoquait à la fois des maladies pour les travailleurs et la pollution des sols sur des décennies voire des siècles ? Comment expliquer qu’on installe les aires d’accueil de gens du voyage près des sites les plus pollués si ce n’est pas le racisme [cf les travaux de William Acker] ? Comment de sacrifier des peuples occupant des îles du Pacifique pour continuer d’émettre du carbone quelques années de plus ?

Enfin, pour aller plus en profondeur, nous devons même revoir notre relation aux êtres vivants. L’humain n’est pas au-dessus des cachalots et des forêts. Il a besoin des abeilles et des vers de terre. Il a besoin d’autres manières d’être vivants pour être libre [cf les écrits de Baptiste Morizot]. Nous sommes interdépendants. La vie sur terre dépend du plancton comme des plantes vertes. Et si nous continuons de les considérer comme des objets sans valeur plutôt que comme des êtres vivants avec leurs droits propres, nous continuerons notre course vers l’abîme. Ces dimensions peuvent paraître éloignées du travail social mais elles en sont des parties intégrantes. Dans la notion de travail social on a séparé ce qui prend soin des humains de ce qui prend soin de l’environnemental. Ce pour quoi certains réfléchissent à un travail social environnemental ou à un travail social vert [cf cet article sur le travail social environnemental : carotte ou bâton ? ou celui sur l’environnementalisation du travail social : enjeu pour la formation et la pratique]. Vous prenez soin de certains humains et c’est ce même geste qu’il faut prolonger en prenant soin de toutes et tous avec la conscience des inégalités subis par les femmes, les personnes racisées, les animaux qui vivent à la rue avec les personnes sans abris…

Ce que des philosophes féministes américaines comme Carol Gilligan ou Joan Tronto ont appelé le care qui veut dire à la fois soin mais aussi attention mutuelle. Et on ne peut pas prendre soin des autres et de notre monde si on ne prend pas soin de soi. En cela, la revendication d’une égalité de salaire à travail égal ou bien la nécessité d’être protégé et reconnu dans son travail font partie du même mouvement. Celles et ceux qui font la grève pour ces revendications ont cette conscience qui fait partie de l’écologie et du care

3. Alors que faire ?

Ce sont nos actes d’aujourd’hui qui déterminent notre avenir. J’aime bien me rappeler deux principes complémentaires et en un certain sens contradictoire :

1/ Chaque geste compte. Chaque tonne de carbone compte. Chaque dixième de degré en plus compte (avec son lot de catastrophes). Ce que vous pouvez faire, faites-le ! Prendre moins ou plus du tout la voiture ou l’avion, s’émerveiller du chant d’un merle au matin, acheter des œufs bios plutôt qu’industriels, défendre des salaires décents pour un travail juste, refuser de se taire face à une parole raciste qui dénigre des exilés qui ont fuit le désert ou la misère… Les stratégies individuelles comptent. On peut agir en refusant de se situer dans des injonctions morales mais avec la conscience de ce que l’on peut faire, de sa responsabilité sans rendre des comptes à personne d’autres qu’à soi-même. Tout en sachant intimement que ce ne sont pas les petits gestes du quotidien qui résoudront le problème climatique. Mais qu’au moins, ils ne s’y ajouteront pas et qu’ils sont les flocons de la boule de neige.

2/ Plus grand votre pouvoir, plus grande votre responsabilité. Et vous devez porter la charge mentale et la responsabilité de l’action, de chambouler les statu quo et de transformer nos équilibres mortifères. Ce sont aux institutions de bouger, d’agir, de transformer. Et si vous êtes une personne résidente, vous n’avez pas le même pouvoir qu’un travailleur social qui a moins de responsabilités qu’une cheffe de service qui en a moins qu’un directeur d’établissement qui en a moins que les membres du conseil d’administration qui en ont moins que l’élu en charge du secteur… etc Cette responsabilité est politique. Et vous pouvez la soulever. La question n’est pas d’abord ce que monsieur machin ou madame truc fait ou ne fait pas dans sa vie privée. Est-ce qu’il ferme bien la fenêtre quand il quitte son logement ? Est-ce qu’il a mis le pot de yaourt dans la bonne poubelle de tri (bien qu’on ne sache pas les recycler) ? Mais est-ce que ceux qui élaborent le plan pluriannuel d’investissement ont intégré une rénovation des logements et revendiquer auprès des pouvoirs publics des investissements à la hauteur des enjeux ? Est-ce qu’il existe une stratégie visant le zéro déchets ? Est-ce qu’il existe des espaces de discussion pour transformer nos rapports humains pour viser plus d’égalité et de respect mutuel ? Est-ce que vous avez créé des îlots de fraicheur pour l’été et des îlots de chaleur pour l’hiver ? Quelle est la politique d’achat en matière alimentaire ? Quelle est place et les droits des animaux et des arbres ? Comment a-été conçu le plan de déplacement ? Existe-t-il un bilan carbone annuel ? Quel temps est consacré à repérer et protéger ce qui a de la valeur sans avoir de prix ? Comment être solidaire de celles et ceux qui vivent avec les conséquences du nouveau régime climatique – y compris dans les lointains ? Comment est-ce qu’on prend sa part dans le rapport de force face à ceux qui refusent de coopérer et de protéger nos biens communs ?

Nos comportements dépendent d’abord des infrastructures et des institutions. On ne peut pas demander le plus à ceux qui ont le moins. Donc comme travailleuses sociales ou travailleurs sociaux, votre boulot n’est pas d’ajouter des injonctions environnementales auprès des personnes pauvres mais d’évaluer votre responsabilité dans l’institution. Et cela peut commencer par être d’interpeller vos chef-fes ou, avec elles et eux, les élus en charge. Il faut agir sur les causes et pas uniquement sur les conséquences qui culpabilisent et bloquent la créativité. On peut rêver d’un monde où tout le monde se mobiliserait la main dans la main pour affronter les défis communs. Ce monde n’existe pas. On se mobilise quand on a un intérêt ou au moins un désir de le faire. Plutôt que de mettre la barre trop haut et d’être constamment déçus, il vaut mieux agir à partir de ce qui compte pour les personnes. L’écologie n’est pas un enjeu pour les classes moyennes qui ont réglé leurs « besoins primaires ». La pyramide de Maslow est fausse. On peut tout à fait avoir faim et se mobiliser politiquement ou se sentir reconnu dans sa famille. Avoir des besoins n’est pas un obstacle pour agir. La question environnemental est un défi commun pour lequel nous sommes toutes et tous légitimes. L’enjeu est vital : celui d’une terre habitable et de conditions de vie décentes pour nous et les générations futures.


Pour terminer, j’aimerais évoquer pourquoi nous avons besoin de poésie afin d’affronter le nouveau régime climatique. Je préfère parler de poésie que d’éducation populaire qui est souvent brandie sans que l’on sache exactement ce qui se passe derrière. En prenant l’exemple des Racines du ciel, un roman visionnaire écrit par Romain Gary en 1954 et qui lie intimement les enjeux environnementaux et sociaux. Morel tente de sauver les éléphants en Afrique. On lui demande souvent pourquoi alors que 60 % de l’humanité crève de faim. Il y avait tout de même des causes plus urgentes à défendre que la protection de la nature ! .On le prend pour un fou. On s’en méfie. Et un jour, il raconte cette histoire :

Je dois vous dire aussi que j’ai contracté, en captivité, une dette envers les éléphants, dont j’essaye seulement de m’acquitter. C’est un camarade qui avait eu cette idée, après quelques jours de cachot – un mètre dix sur un mètre cinquante – alors qu’il sentait que les murs allaient l’étouffer, il s’était mis à penser aux troupeaux d’éléphants en liberté – et, chaque matin, les Allemands le trouvaient en pleine forme, en train de rigoler : il était devenu increvable. Quand il est sorti de cellule, il nous a passé le filon, et chaque fois qu’on n’en pouvait plus, dans notre cage, on se mettait à penser à ces géants fonçant irrésistiblement à travers les grands espaces ouverts de l’Afrique. Cela demandait un formidable effort d’imagination, mais c’était un effort qui nous maintenait vivants. Laissés seuls, à moitié crevés, on serrait les dents, on souriait et, les yeux fermés, on continuait à regarder nos éléphants qui balayaient tout sur leur passage, que rien ne pouvait retenir ou arrêter ; on entendait presque la terre qui tremblait sous les pas de cette liberté prodigieuse et le vent du large venait emplir nos poumons. Naturellement, les autorités du camp avaient fini par s’inquiéter : le moral de notre block était particulièrement élevé, et on mourrait moins. Ils nous ont serrés la vis. Je me souviens d’un copain, un nommé Fluche, un Parisien qui était mon voisin de lit. Le soir, je le voyais incapable de bouger, son pouls était tombé à trente-cinq – mais de temps en temps nos regards se rencontraient : j’apercevais au fond de ses yeux une lueur de gaité à peine perceptible et je savais que les éléphants étaient encore là, qu’ils les voyaient à l’horizon… Les gardes se demandaient quel démon nous habitait. Et puis, il y a eu parmi nous un mouchard qui leur a vendu la mèche. Vous pouvez vous imaginer ce que ça a donné. L’idée qu’il y avait encore en nous quelque chose qu’ils ne pouvaient pas atteindre, une fiction, un mythe qu’ils ne pouvaient pas nous enlever et qui nous aidait à tenir, les mettait hors d’eux. Et ils se sont mis à fignoler leurs égards !

Un soir Fluche s’est traîné jusqu’au block et j’ai dû l’aider à atteindre son coin. Il est resté là un moment, alongé, les yeux grands ouverts, comme s’il cherchait à voir quelque chose et puis il m’a dit que c’était fini, qu’il ne les voyait plus. On a fait tout ce que l’on a pu pour l’aider à tenir. Il fallait voir la bande de squelettes que nous étions l’entourant avec frénésie, brandissant le doigt vers un horizon imaginaire, lui décrivant ces géants qu’aucune oppression, aucune idéologie ne pouvait chasser de la terre. Mais le gars Fluche n’arrivait plus à croire aux splendeurs de la nature. Il n’arrivait plus à imaginer qu’une telle liberté existait encore dans le monde – que les hommes, fût-ce en Afrique, étaient encore capable de traiter la nature avec respect. Il a tourné vers moi sa sale gueule et il m’a cligné de l’oeil :

– “Il m’en reste un, murmura-t-il. Je l’ai planqué, bien au fond, mais j’pourrais plus m’en occuper… j’ai plus c’qu’il faut… prends le avec les tiens”. Il faisait un effort terrible pour parler, le gars Fluche, mais la petite lueur dans les yeux y était encore.

-“Prends le avec les tiens… il s’appelle Rodolphe.

– C’est un nom à la con, que je lui dis. J’en veux pas… occupe t’en toi-même”. Mais il m’a regardé d’une telle façon…

-“Allez zou, lui dis-je, je te le prends, ton Rodolphe, quand t’iras mieux, je te le rendrai”.

Mais je tenais sa main dans la mienne et j’ai tout de suite su que Rodophe il était avec moi pour toujours. Depuis, je le trimbale partout avec moi. Et voilà, mademoiselle, pourquoi je suis venu en Afrique, voilà ce que je défends

Romain Gary, Les racines du ciel, p.54-55

Nous avons besoin d’éléphants dans le travail social comme ailleurs. Nous avons besoin d’un monde où les éléphants continuent d’exister et de courir librement comme nous avons besoin d’un monde où nous tenons aux éléphants. Nous avons besoin de poésie et de rapport de force, de politique et d’attention mutuelle. C’est un défi pour chacun et un horizon pour nous toutes et tous.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuel Bodinier (20 février 2023). Écologie et travail social. Justice des mondes vivants. Consulté le 6 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vp0u


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