Les retraites à l’âge climatique

Compte-rendu de la première séance du séminaire « Justice des mondes vivants » du 16 février 2023.

Lier retraites et climat est casse-gueule. On est en plein combat contre l’extension à 64 ans de l’âge minimal de départ en retraite et toutes nos énergies devraient sans doute être consacrées à cet objectif. Michael Zemmour a montré à quel point c’était une réforme brutale et injuste pour les femmes, les pauvres et les ouvriers et surtout que les véritables motivations de cette réforme n’avaient rien à voir avec la sauvegarde du régime par répartition et tout à voir avec le fait de diminuer global des dépenses publiques (en ayant exclu de remettre en cause les baisses d’impôt des plus riches).

En outre, discuter des retraites dans son lien avec le nouveau régime climatique donne l’impression que les droits sociaux ne sont plus un combat légitime. Comme si on devait prioriser les causes. Comme si les inégalités sociales, genrées, racistes, validistes à la retraite ne devaient pas être contestées en soi !

Alors clarifions d’emblée notre position : ce n’est pas le cas ! Tous ces objectifs sont légitimes et important. En ne donnant qu’un seul exemple, on sait que l’égalité salariale entre femmes et hommes serait une énorme source de revenus. Cela permettrait d’ajouter plusieurs dizaines de milliards d’euros au financement de la protection sociale selon l’estimation proposée par Christiane Marty. En 2020, le montant brut moyen des pensions des femmes est de 75 % par rapport à celle des hommes – même si elle devrait augmenter et que le niveau de vie réel est 95 % en prenant une redistribution hypothétique dans le couple.

Il ne s’agit donc pas de fuir les batailles présentes mais de les inscrire dans une perspective plus longue et environnementale. Que se passe-t-il ensuite ? Comment préparer l’avenir ? Qu’est-ce qui se passera pour notre système de retraite alors que le monde change d’ère au sens premier du terme ?

Des éléments de réflexion regroupés en quatre points.

1. Le mode d’organisation des retraites a un impact sur le climat

La répartition et la capitalisation sont deux modes d’organisation des retraites qui n’ont pas la même influence sur le climat. Dans la retraite par répartition, l’argent est directement affecté aux pensionnaires. L’argent est épargné, distribué ou consommé de manière plus ou moins responsable d’un point de vue social et environnemental mais il résulte directement des choix des ménages retraités.

Dans la retraite par capitalisation, l’argent est placé chez des gestionnaires d’actifs, des fonds de pensions et des assureurs. Ceux ci placent leur argent pour délivrer des pensions. La problématique est chez les Investisseurs Institutionnels (II) : des banques, des assureurs et des fonds de pensions. S’ils les placent dans des actifs fossiles, cela aggrave le dérèglement climatique.

Chaque pays dose les deux modes. En France, en 2020, on a consacré 332 M€ (milliards d’euros) à la répartition et 16 M€ à la capitalisation (5% – chiffres de DREES). Mais cette dernière est en augmentation de 20 % par rapport à 2019 grâce à la loi Pacte et surtout utilisés par les actifs les plus riches et travaillant dans des entreprises multinationales. Plus on fait peser d’incertitudes sur le montant de la retraite de base, plus on incite à constituer une épargne supplémentaire pour les compléter. En cela, la réforme actuelle va renforcer ce mouvement.

Selon l’ONG Reclaim Finance, malgré quelques engagements à sortir du charbon, il reste beaucoup de chemin à faire pour décarboner les investissements des fonds de capitalisation en France. Seul le Credit Mutuel Asset Management a fait le boulot. A l’inverse Natixis Investment Management et Swiss Life n’ont même pas pris d’engagement symbolique. Et sur le pétrole/gaz, c’est pire, aucun des dix plus grands n’ont adopté d’engagement d’arrêt des investissements. On peut imaginer réguler des I.I. mais leur but c’est de faire de l’argent pour payer les pensions échues et donc elles feront toujours pression pour éviter la régulation climatique. C’est le cas documenté de Blackrock sur le plan climat européen mais cela peut être plus indirect puisque les fonds de pensions achètent des obligations (de la dette publique) et se retrouvent donc créanciers des Etats.

Cela n’est jamais le cas pour les institutions qui gèrent l’assurance vieillesse. [Merci la CNAV !] Tant que les syndicats et les associations écologistes ne dirigent pas les fonds de pension dans l’intérêt de la communauté terrestre, le système par répartition sera plus vert que le système par capitalisation. Pour des raisons de redistribution sociale, d’impact sur le système économique, d’impact environnemental et de rapport de force démocratique, il est donc plus juste de vivre avec un système de retraite par répartition que par capitalisation. Mais il y a un lien plus organique entre retraite et climat…

2. Les retraites sont intrinsèquement liées à une macroéconomie fossile

« Pour une augmentation de 2 degrés, on évalue les pertes de PIB mondial de quelques pourcents à environ 20 %. À 4 degrés supplémentaires, ce que l’on pourrait atteindre à la fin du siècle si les émissions mondiales restent à la hausse, on est de quelques pourcents à 50 % » a prévenu la climatologue Cécile Guivarch lors d’un colloque du COR. Le financement des retraites repose sur notre économie fossile (via les cotisations salariales). Sans croissance de la valeur ajoutée, on ne sait pas financer le système de retraite. C’est pourquoi chaque récession économique creuse le déficit. Et même si on arrivait à faire un virage à 180°, les conséquences du réchauffement seront dévastatrices.

Pourtant, ni par le Gouvernement, ni par le COR (organisme officiel qui réalise les études pour la viabilité de long terme des retraites) ne s’en préoccupent. Leurs travaux sont fondés sur des équilibres partiels sans prendre en compte le changement climatique.

Dans les scénarios du COR, la soutenabilité financière à long terme du système de retraite est compromise avec une productivité du travail limitée à 1,3%. Or le rapport Blanchard/Tirole a calculé que la croissance de la productivité moyenne depuis 2004 est de 0,66 % et surtout on sait que le changement climatique dégrade la productivité du travail. La croissance ne peut se poursuivre dans un environnement dégradé alors que la raréfaction des ressources naturelles n’est même pas pris en compte dans les statistiques publiques ni dans les projections macroéconomiques. Le gâteau est de plus en plus toxique et empoisonné comme l’a écrit l’économiste Jean Gadrey.

Il n’y a pas que les scientifiques pour s’en inquiéter, Pour Natixis Investment Manager en 2019, les trois principales menaces sur la pérennité des retraites étaient « les taux d’intérêt, la démographie et le réchauffement climatique ». On pouvait lire aussi cette analyse de Patrick Artus en 2004 (économiste et administrateur de TotalEnergie) « Pourquoi réformer les retraites puisque nous serons morts étouffés ou privés d’énergie avant que le problème des retraites ne se pose vraiment ? »

S’il faut atténuer les émissions de CO₂, il faut aussi s’adapter. Cette adaptation doit concerner les infrastructures sociales comme notre système de retraite. Nous devons découpler le financement du système des retraites des seules cotisations sociales en mettant à contribution le capital plutôt que de faire bosser les précaires plus longtemps. Depuis 20 ans, deux tiers de la croissance du PIB est allée au 10 % les plus riches et moins de 10 % à la moitié la plus pauvre de la population. On devrait pouvoir faire mieux… L’imposition des milliardaires ne devrait pas se limiter à boucher un déficit temporaire mais être le début d’une stratégie de financement de long terme qui impose progressivement les plus hauts revenus et les patrimoines. Pour préserver la répartition, nous devons découpler le financement des retraites de la croissance. Mais ce n’est pas tout…

3. Les retraites peuvent nous aider à bifurquer

Les premières pensions ont été créées en 1667 à une époque où la France voulait se doter d’une marine de haut niveau mais était en déficit de main d’oeuvre qualifiée. En créant un système de pension, elle a incité des hommes à s’engager pour quelques années sur les bateaux. D’autres avantages étaient associés notamment une pension pour les veuves en cas de décès. Cette stratégie a inspiré d’autres organisations qui cherchaient à conserver des travailleurs comme dans les premiers régimes de retraite des transports publics. Ceux que l’on désigne aujourd’hui comme des régimes spéciaux sont plutôt des régimes anciens, des modèles inspirants les caisses par répartition.

A l’heure où nous avons besoin de faire bifurquer radicalement notre économie – et donc le marché du travail – les retraites pourraient nous aider à faire le pas, à adopter des activités qui sont moins destructrices que d’autres, à inciter à changer de travail vers des secteurs plus respectueux ou à valoriser d’autres formes d’activités que le travail marchand. Bien des travailleuses et travailleurs sont prêts à changer de boulot ou à diminuer leur activité s’ils étaient assurés « de ne pas y perdre ». Or, actuellement, si on diminue son temps de travail, on diminue ses droits à la retraite. Si on démissionne également. On doit imaginer un régime de retraite pour l’âge climatique.

Ses prémices existent déjà puisqu’il existe un certain nombre de mécanismes qui ouvrent des droits sans que cela soit du « travail marchand ».

• Les périodes de chômage indemnisées sont comptées mais pas celles du RSA même quand celui-ci est alloué en vue d’une recherche d’emploi ce qui est absurde
• L’engagement comme élu élu local
• Le fait d’attendre un enfant (4 trimestres pour la maternité) et d’être parent aussi (4 trimestres pour l’éducation des enfants). Et d’autres trimestres sont ajoutées quand l’enfant est en situation de handicap (jusqu’à 8 trimestres).
• Le volontariat international et le service civique ouvrent des droits mais pas le fait d’être pompier volontaires qui plaident pour obtenir 3 trimestres au bout de 10 ans d’engagement.

Toutes ces expériences plaident pour imaginer des droits à la retraite pour des activités utiles permettant de prendre soin de soi, des autres et du monde. Si la valeur n’est pas que marchande, la reconnaissance par un droit au répit ne doit pas se coller sur le marché du travail. La vie active devrait être reconnue dans ses différentes formes et pas uniquement dans celles qui servent le capitalisme contemporain.

Je ne méconnais pas ni l’importance du travail dans la production de richesses marchandes, ni la superposition entre identité sociale et identité professionnelle. Dans la société moderne, « je fais donc je suis ». Remettre en cause la centralité du travail marchand, ce n’est pas mépriser les travailleurs alors qu’ils sont de plus en plus maltraités et que cela se ressent (absentéisme, burn-out…). Nous devons mener le combat pour une meilleure reconnaissance du travail tout en se décalant de la société salariale qui alloue un revenu légitime et des droits sociaux à celles et ceux qui triment au détriment des autres. C’est un débat que nous approfondirons plus tard.

[Cette partie a été inspirée par la participation aux travaux du Collectif pour une protection sociale solidaire notamment un séminaire consacrée à cette question en avril 2018]

4. Imaginer une retraite du vivant ?

Si le social et l’environnemental ne peuvent plus être clairement séparés, ne doit-on pas s’interroger sur la manière dont considère la durée de vie des autres espèces vivantes ? Cela peut paraître étrange mais il existe déjà des expériences à partir desquelles s’interroger.

En parallèle du droit au répit accordée aux humains dans leur grand âge, ne faut-il pas généraliser des formes de protection pour les animaux ou les arbres qui traversent le temps ? C’est une idée qui peut paraître bizarre au premier abord mais il existe déjà des lieux pour accueillir la retraite d’animaux de fermes et même une législation européenne très précise pour les animaux qui ont participé à des expérimentations scientifiques. En France, 2500 animaux ont été ainsi protégés pour bons et loyaux service sur 2 millions d’animaux de laboratoires depuis 2015. Est-ce qu’on « utilise » ces animaux ou est-ce qu’ils ont une vie propre et des droits ? Dont celui d’une retraite dans certains cas ?

Plus étonnant encore, l’importance des vieux arbres pour la protection de la biodiversité végétale et animale mais aussi pour l’économie locale, la spiritualité ou la vie d’un territoire est désormais pleinement reconnue. Des arbres peuvent être classés et protégés dans les Plans Locaux d’Urbanisme en tant qu’Espace Boisé Classé. Un arbre de 200 ans ou plus ne devrait-il pas être protégé d’une manière ou d’une autre plus qu’une jeune pousse ? Et pas simplement découpé, exporté puis réimporté sous forme de meuble ? Dans les deux cas, des formes de retraite ont été imaginées pour des êtres vivants non humains. Dans quelle mesure est-ce que cela fait sens ? Comment reconnaître politiquement cette importance des mondes vivants à notre propre existence ?

S la valeur ajoutée dépend de l’existence de milieux nourriciers et des autres espèces. La pollinisation, l’eau, l’économie touristique, des matériaux comme le sable ou le métal, les terres arables ne sont pas des produits du travail humain. On peut se demander alors s’il ne faudrait pas affecter une partie de la valeur ajoutée à ce facteur de production. En relisant Alfred Fouillée qui a été l’un des inspirateurs de la République sociale et du solidarisme au début du XIXe siècle, je découvre qu’il définissait le travail comme « énergie des créateurs vivantes et sentantes entre lesquelles il y a une solidarité nécessaire ». Il incluait donc les animaux. Les vivants travaillent à notre bien commun. La protection environnementale pourrait être un équivalent ou un prolongement de la protection sociale. On pourrait ainsi créer une Contribution Environnementale Généralisée (CEG) sur le modèle de la Contribution Sociale Généralisée (CSG ; 122 M€ en 2020) pour financer la décarbonation de l’économie et la protection du vivant. La protection des personnes fragiles – malades, âgées, handicapées – n’aura été alors que le précurseur qu’une vaste solidarité des vivants pour leur solidarité mutuelle.

---

Ainsi, penser la retraite à l’âge climatique a sans nul doute beaucoup à nous apprendre sur le monde dans lequel nous aimerions que nos enfants grandissent. Un monde que nous avons encore du mal à imaginer et à défendre tant il chamboule nos catégories et les revendications anciennes et légitimes du mouvement ouvrier.

---

---