La justice des abeilles
Comment raconter ce qui arrive aux abeilles ? Tout le monde sait que les pesticides ne sont pas bons pour la santé et pourtant on en utilise toujours plus. A quoi bon le répéter ? Peut-on vraiment penser une justice des abeilles ? Tentons un rapport d’étonnement de ce troisième séminaire des mondes vivants.
I Sur les abeilles
Apis désigne avec un nom savant 20 000 espèces d’abeilles. Seule Apis mellifera nous est connue car elle coopère avec les humains pour faire du miel. Mais les autres ? On s’en fout. Elles peuvent mourir tranquille. Pas d’enjeu économique, pas de vie politique. Elles sont reléguées au rang des bourdons (bombus), des hannetons (Melolonthinae) ou des papillons (Lepidoptera). L’invisible pour les yeux est-il si essentiel pour les princes de ce monde ?
Abeilles et humains vivent ensemble depuis des millénaires. Elles inspirent les artistes et nourrissent les gourmands. Elles sont en France un symbole de puissance de Childéric à Napoléon où elles remplacent les fleurs de lys sur son manteau d’empereur. Jusqu’à ce que Victor Hugo les mobilise pour piquer son neveu dans un poème. Mais ce lien s’est perdu. On sacrifie les abeilles à la croissance. Qui sait vraiment distinguer le miel d’un sirop de sucre parfumé ? Qui sait comme elle danser des cartes – une découverte qui a valu à Karl von Frisch son prix Nobel de médecine en 1979 sans qu’on sache pour autant faire comme elles ?
II Sur la disparition
Avec la disparition des abeilles, bien d’autres espèces animales et végétales sont en voie d’extinction. 40 % des espèces d’insectes sont en déclin et 30 % en voie d’extinction. On imagine possible l’extinction totale des insectes à la fin du siècle. Selon une étude de Caspar Hallmann, la quantité d’insectes volants a diminué de 76 % en moyenne entre 1989 et 2016.
Cela impacte aussi les plantes sauvages à fleur puisque 87 % des 300 000 espèces en sont dépendantes [rapport de l’IPBES en 2016]. Les populations d’oiseaux des champs ont décliné en moyenne de 56 % entre 1980 et 2015 [Pan European Common Birds Monitoring Scheme] alors que beaucoup d’entre eux sont insectivores dans une période de leur vie et que les graines sont contaminées. On constate aussi des effets sur les poissons d’eau douce et les amphibiens puisque 40 à 90 % de leur régime alimentaire sont composés d’insectes. Les abeilles sont donc une partie minuscule de « la crise de la biodiversité » ou de la « sixième extinction ».
Quand je me suis mis à travailler sur ce sujet, j’ai commencé par lire un article sur Wikipedia puis j’ai cherché des articles scientifiques. J’ai découvert l’existence du varroa, un acarien arrivé dans les ruches européennes dans les années 1980 et la multitude des facteurs génétiques, géographiques et pathologiques entremêlés. Jusqu’à ce que j’achète le livre de Stéphane Foucart Et le monde devint silencieux. Il pose une question simple : comment se fait-il que partout en Europe, au même moment dans les années 1990, des colonies d’abeilles se soient effondrées de manière massive ? Pourquoi cela affecte-t-il d’autres espèces d’insectes qui n’ont rien à voir avec les abeilles ? Alors oui, il y a des circonstances aggravantes mais un facteur commun : l’arrivée sur le marché de nouveaux types de pesticides des milliers de fois plus toxiques que le DDT.
Les néonicotinoïdes – dérivés de la nicotine – agissent sur le système nerveux central des insectes. Ces nouvelles molécules chimiques enrobent toute la graine à la manière de la robe de Médée [l’image est de Rachel Carson]. Ils représentent désormais un tiers des pesticides vendus dans le monde en agriculture, en sylviculture, en horticulture ou en pisciculture. Comme ils ont une biodégradabilité faible et que la plante absorbe 2 à 20 % du toxique, le reste demeure dans le sols ou dans les nappes phréatiques pour se transmettre tout au long de la chaîne alimentaire en commençant par les vers de terre et les insectes.
Prenons un exemple : le Gaucho est un produit de Bayer qui contient de l’imidaclopride. Il a été autorisé en France en 1991 sur la betterave, en 1992 sur le maïs, en 1993, sur le tournesol. Or, la fleur de tournesol est l’une des plantes les plus attractive pour les abeilles. En 1994, les premiers signalement d’effondrement furent signalés dans l’ouest de la France avec 40 à 70 % des cheptels touchés. En quelques années, la production de miel en France est passée de 35 000 tonnes à 8 000 tonnes.
On sait désormais qu’1 gramme d’imidaclopride peut tuer 250 000 butineuses. Or, en 2010, on a utilisé 20 000 tonnes d’imidaclopride dans le monde. What could go wrong ? C’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour tuer toutes les abeilles de la terre. En juin 2018, 250 chercheurs lançaient un appel dans la revue Science pour interdire les néonicotinoïdes en rappelant que « ces produits nuisent aux insectes auxiliaires et contribuent à l’actuelle perte massive de biodiversité ».
III Sur les responsabilités
Pourquoi ai-je cru que les causes étaient multiples alors que l’une d’entre elle écrase les autres ? Parce que les grands industriels ont mis en place une stratégie pour brouiller les pistes et créer du doute. Comme les marchands de tabacs après avoir rencontré John Hill, un professionnel de l’influence publique qui leur conseilla le 14 décembre 1953 : « Ne vous opposez pas à la science : utilisez-là ! Réclamez plus de recherches (more research is needed) ! ». Concrètement, les Big Five se sont mis à
- manipuler les recherches en finançant des programmes. Idéalement, il ne faut pas que les chercheurs s’en rendent compte. On peut agir en orientant adroitement les perspectives de recherche. Lancer un appel à projet sur le verroa permet ainsi de financer une science indépendante tout en détournant les yeux des néonicotinoïdes. Résultat : Stéphane Foucart raconte que dans la base de donnée Scopus, sur 2300 études mentionnant Apis mellifera, seules 400 mentionnent les néonicotinoïdes.
- créer une écurie d’experts d’un côté en écartant ceux qui défendent d’autres options de recherche de l’autre. Les premiers relisent sans signer certains papiers (ghost writing) ou bossent dans une agence publique pendant quelques années comme la française Anne Alix passée de l’industrie ensuite. Les seconds seront l’objet de pression, de dénigrement voire de diffamation comme Marc-Edoucard Colin qui a dénoncé des conditions d’expérimentation. Le CNRS lui a retiré ses financements et il s’est retrouvé sans poste.
- influencer l’expertise des agences publiques, des sociétés scientifiques et des associations par différents moyens : en fournissant certaines données et pas d’autres ; en finançant directement l’Entomologist Society of America , la plus grande société scientifique américaine dévolue à l’étude des insectes ; en créant des réseaux et associationsqui s’expriment ensuite dans les médias en questionnant les résultats désavantageux – comme BASF le Réseau pour la biodiversité pour les abeilles.
En bout de chaîne, des personnes de bonne ou de mauvaise foi rédigent un article dans Wikipediasur le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles qu’il faudrait entièrement réécrire pour pointer les responsabilités majeures de l’agrochimie. Quand on lit l’ouvrage de Stéphane Foucart, on est effaré, effrayé et on se sent impuissant.
Mais il serait trop facile de pointer la seule responsabilité des industriels. Ils ont des moyens financiers faramineux mais aussi le pouvoir qu’on leur laisse. Le monde agricole a dans sa grande majorité adopté un modèle productiviste qui se rend dépendant de la chimie. Les betteraviers vendent un quart de leur production pour de l’alcool et de l’éthanol (de l’essence soi-disant verte) et ne sont plus des petits paysans soumis aux lois du marché mais des industriels comme les autres. Certains apiculteurs travaillent pour des multinationales et utilisent eux aussi quantité de pesticides. Leurs intérêts ne sont pas tous purs et éthérés. La Politique Agricole Commune, la FNSEA, le Crédit Agricole et le Ministère de l’Agriculture portent eux aussi une part de responsabilité sur la construction progressive d’une agriculture productiviste dopée aux pesticides les plus dangereux. D’ailleurs, le Ministère garde une possibilité de dérogation de 120 jours malgré certaines interdictions des agences.
Une autre part de responsabilité porte sur le modèle de régulation édifié au fil des années. C’est ce que raconte le livre Pesticides de François Dedieu. Ce sociologue reconnaît la responsabilité de la chimie mais il met aussi à jour les limites politiques, idéologiques et administratives de ceux qui sont en charge de notre santé.
Créées dans les années 1990, les agences réglementaires reposent sur des principes et une organisation qui limitent leur efficacité. Elles ne considèrent pas l’ensemble des dangers d’un produit mais les risques c’est-à-dire des dangers dont la probabilité peut être évaluée et considérés comme inhérents à la vie sociale. La « science » réglementaire s’est constituée dans les années 1960-1970 en distinguant les jugements de faits et les jugements de valeurs. Les premiers sont confiés à des experts et les seconds à des fonctionnaires pour intégrer des considérations politiques, économiques et sociales. L’objectif consiste à éviter l’accusation de militantisme et d’éviter les conflits d’intérêts. Dans une certaine mesure, ce système fonctionne. Il a permis d’appuyer la décision politique d’interdire l’imidaclopride sur les tournesols dès 1998 puis pour le maïs en 2004. Hors de l’Union Européenne et des Etats-Unis, les pouvoirs publics sont démunis pour faire face à ces pratiques et ces produits. Ainsi, des failles réglementaires permettent encore d’exporter des produits interdits alors même que la France a interdit cette pratique.
Mais il y a trois limites au système réglementaire. Premièrement, un manque de moyens qui ne permet pas de réaliser des études en toute indépendance. Du coup, les agences suivent les procédures plutôt que les résultats. Amartya Sen propose une distinction pour bien le comprendre. Comment agir pour que les gros poissons ne mangent pas les petits ? Dans la justice selon la niti, on met en place des règles et ensuite on regarde si les règles ont été suivies. Dans la justice selon la nyaya, on agit jusqu’à ce que les gros poissons ne mangent pas les petits. Les agences sont en charge de règles et de les respecter. Mais ont-elles les moyens de regarder les effets de ces règles sur la vie des abeilles, des insectes et des humains ? Non.
Deuxièmement, il faudrait pouvoir réviser la méthodologie et le modèle de décision pour intégrer « les savoirs inconfortables ». L’un des dogmes de la toxicologie est Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison (Paracelse) mais avec les néonicotinoïdes, cela peut être le moment où la dose est ingérée par l’abeille ou la chronicité qui peut être mortelle et pas la quantité en elle-même. Les calculs des seuils d’homologation ne sont plus opérant dans ce cas. François Dedieu explique ainsi qu’on devrait faire plus de place aux lanceurs d’alerte et pas uniquement à la connaissance scientifique avérée qui est plus lente.
Troisièmement, les agences ne peuvent agir en amont sur le modèle agricole et la transformation des rapports de force. Comment un Ministre peut-il résister face au désespoir d’un monde agricole dans l’impasse ou aux pressions de l’agro-industrie ? C’est dans la structuration des modes de production et du rapport au vivant qu’il faudrait aussi agir et pas uniquement dans des modes de validation des produits chimiques.
IV Sur la justice
Alors, après ce tour d’horizon, comment défendre la justice des abeilles ? On peut s’inscrire dans la stratégie médiatique du scandale comme Générations futures. On peut acheter du miel aux apiculteurs aux pratiques respectueuses de leur environnement [aux happyculteurs comme les a nommé Anne pendant le séminaire]. On peut militer pour transformer Nos services publics. Mais que raconter pour que l’on se réveille enfin ? Plusieurs récits existent :
- le calcul économique qui quantifie la perte en mettant en face ce que coûterait de polliniser à la main ce qui arrive déjà dans certaines régions chinoises. Un utilitarisme qui atteint vite ses limites. Peut-il y avoir des accords win-win avec les industriels de la chimie ? La rationalité ne semble pas suffire.
- le tocsin de la survie de l’humanité face à l’effondrement du monde des insectes. C’est une possibilité aussi paralysante que motivante. Mais pour cela, il faut fragmenter des fronts qui ne sont pas homogènes, trouver les failles qui vont laisser passer la lumière et nouer des alliances improbables avec certains agriculteurs prêts à changer.
- le sens du merveilleux. Quelle poésie, quelle considération et quelle diplomatie pour défendre d’autres manières d’être vivant ? Ne risque-t-on pas alors de sélectionner les espèces qui nous fascinent ou qui nous servent au détriment des autres ?
- la commune responsabilité. Celle que nous portons vis-à-vis de celles et ceux qui ont moins de pouvoir que nous à la manière des parents avec leurs enfants. Le pouvoir engage la responsabilité pour les humains comme pour les autres animaux. Cela nous amènerait-il à élargir notre regard en ne distinguant pas le social et l’environnemental ? Entre la refondation éthique du politique et le moralisme, il n’y a qu’un pas vite franchi.
Alors, quelle perspective pour les mondes vivants ? La suite au prochain épisode.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuel Bodinier (28 avril 2023). La justice des abeilles. Justice des mondes vivants. Consulté le 6 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vp0y